Cela fait si longtemps, je suis un peu perdue. J’ai mis quelques minutes à me rappeler le mot de passe de mon propre blog, c’est dire la désadaptation. En plus WordPress a changé son tableau de bord, je vais publier au pifomètre. Mais oui, vous aussi vous m’avez manqué ❤
Bref, reprenons.
Elle s’appelle Yvette, elle a 92 ans. Elle est en EHPAD, c’est là que je la rencontre pour un banal renouvellement d’ordonnance. Elle va bien, médicalement c’est très simple, alors nous en profitons pour papoter. Elle me raconte un peu sa vie, son travail dans une mercerie et surtout son mari décédé depuis presque 20 ans, comment il râlait quand les portes restaient ouvertes et comme il savait bien bricoler, d’ailleurs il avait fabriqué lui-même la niche du chien, et aussi comment ils dansaient tous les deux dans leur salon, c’était un peu ridicule mais ça lui manque bien, tout de même.
Je renouvelle pour un mois (Stilnox oblige).
Deuxième rencontre, elle me reconnait directement. J’essaie bien de parler de ce Stilnox qui ne me plaît pas des masses, mais elle botte en touche. Bon. Cette fois-ci, elle me raconte ses enfants : le grand qui est en Angleterre avec sa famille, qui rentre un peu, pas trop, mais il est heureux là-bas. Le second qui a bien réussi dans la vie, il a un travail très important, il ne s’est pas marié mais « vous savez, il a quand même des enfants ». Et puis la dernière, qui vient la voir chaque semaine, avec qui ça n’a pas toujours été facile mais maintenant, c’est vraiment très bien. « On adore s’insupporter » me sourit-elle.
Je renouvelle.
Troisième rencontre, elle écoute poliment mes explications sur le Stilnox qui pourrait la faire tomber, tout ça. Elle acquiesce gentiment, puis elle préfère me parler de ses petits-enfants : ceux d’Angleterre, qui parlent tous couramment anglais. L’un d’entre eux sait piloter un avion, parfois il traverse la Manche dans un tout petit coucou, elle me montre une photo. Et puis il y a la plus jeune qui commence des études de médecine, et un autre qui travaille sur un ordinateur, et celle qui va se marier avec un type qu’Yvette ne connait pas – sa petite-fille n’est pas venue lui présenter.
Je renouvelle.
Quatrième rencontre, elle ne va pas bien. Elle est triste, elle s’ennuie, c’est un jour où la vie est trop dure, un jour où la souffrance ne se laisse pas tenir à distance par un sourire brave. Yvette ne peut plus ni lire, ni coudre, ni regarder la télévision, elle voit trop mal. Elle ne peut pas sortir seule dehors. Elle est seule. Elle n’a rien à faire. Par rapport à d’autres résidents, elle a déjà bien de la chance que sa fille vienne une demi-journée par semaine, mais ça lui fait quand même 6 jours et demi de rien. « Docteur, j’ai 92 ans. Mon mari est mort, mes enfants n’ont plus besoin de moi. Je ne peux plus rien faire… à quoi ça sert de vivre ? Je veux juste partir là-haut. Ici, ça n’a plus de sens pour moi. Je suis seule. »
Je ne réponds pas grand-chose, que voulez-vous répondre ?
Je suis en colère contre nous tous, contre notre société qui s’enorgueillit d’augmenter sans cesse l’espérance de vie mais qui ne propose rien à vivre à toutes ces personnes âgées, sinon l’EHPAD, souvent une déshumanisation, parfois même de la maltraitance.
J’ai repensé à Yvette en écoutant la radio cet après-midi : un médecin parlait d’état d’urgence de la grippe, que c’était trop bête de mourir de ce virus alors qu’on a atteint le grand âge. C’était assez touchant, à l’écouter il y a des maladies dont on peut mourir, et des maladies où non, franchement, c’est trop stupide, même pour un vieux.
Yvette, vous aviez 92 ans grâce aux progrès de la médecine, mais ces 92 ans n’étaient pas un progrès aux yeux de la société. Je n’ai pas de recette-miracle, pas d’idée géniale, pas de baguette magique. Je crois simplement qu’on y gagnerait tous si ces 92 ans devenaient une source d’émerveillement, de respect, de communauté. J’ai découvert récemment une association qui accueille dans un ancien carmel des personnes âgées, des personnes sorties de prison, des anciens SDF, et des pèlerins du chemin de St Jacques. Des travailleurs sociaux viennent aider ceux qui en ont besoin tous les jours, puis ce beau monde dine ensemble tous les soirs. Vous savez, un de ces lieux où pouf, on est un peu comme dans un bouquin d’Anna Gavalda : un joyeux bordel complètement fou, complètement génial. Un endroit où la folie devient sagesse. Sérieusement, que fait-on de nos personnes âgées ? Combien sont tellement seules que la visite du médecin est la seule du mois ? Combien sont heureux d’avoir dépassé les 90 ans ?
Au cours de ma courte carrière, j’ai rencontré de nombreux patients lassés par la vie, qui avaient du mal à en trouver le sens, ou qui étaient désireux de rejoindre là-haut une femme, un mari, des amis, Dieu… J’ai un patient qui m’a un jour dit très choutement: « vous savez, après 94 ans ici, je ne sais toujours pas si Il existe. Mais j’en ai marre de me poser la question, maintenant je veux la réponse ! »
Les personnes âgées pourraient être pour nous tous le signe de la grandeur de l’être humain. Leurs vies sont souvent inutiles, gratuites, humbles, dépendantes… mais au fond, le sont-elles plus que les nôtres ? Ne passons-nous pas notre temps à recouvrir de vernis social, professionnel, intellectuel, la simplicité de ce que nous sommes ? Et si nous apprenions à aimer et à valoriser nos personnes âgées, n’en arriverions-nous pas à mieux nous aimer nous-mêmes ? Elles sont le révélateur de ce que nous sommes, notre vérité toute nue.

Ensemble, c’est tout ?
Il n’y a pas eu de cinquième rencontre avec Yvette, mon stage se finissait là. Je n’ai donc jamais pu arrêter ce fichu Stilnox, mais de toute façon il est probable que je ne l’aurais jamais fait.
En revanche, peut-être que j’aurais pris le chapelet qui trainait sur sa table de nuit et peut-être que je lui aurais déposé dans sa main.
Yvette, vous n’aviez peut-être plus grand-chose à faire, mais vous aviez encore beaucoup à être. Pardon de ne pas avoir réussi à vous le dire ce jour-là.