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Et puis, Yvette…

16 Déc

Cela fait si longtemps, je suis un peu perdue. J’ai mis quelques minutes à me rappeler le mot de passe de mon propre blog, c’est dire la désadaptation. En plus WordPress a changé son tableau de bord, je vais publier au pifomètre. Mais oui, vous aussi vous m’avez manqué ❤

Bref, reprenons.

Elle s’appelle Yvette, elle a 92 ans. Elle est en EHPAD, c’est là que je la rencontre pour un banal renouvellement d’ordonnance. Elle va bien, médicalement c’est très simple, alors nous en profitons pour papoter. Elle me raconte un peu sa vie, son travail dans une mercerie et surtout son mari décédé depuis presque 20 ans, comment il râlait quand les portes restaient ouvertes et comme il savait bien bricoler, d’ailleurs il avait fabriqué lui-même la niche du chien, et aussi comment ils dansaient tous les deux dans leur salon, c’était un peu ridicule mais ça lui manque bien, tout de même.

Je renouvelle pour un mois (Stilnox oblige).

Deuxième rencontre, elle me reconnait directement. J’essaie bien de parler de ce Stilnox qui ne me plaît pas des masses, mais elle botte en touche. Bon. Cette fois-ci, elle me raconte ses enfants : le grand qui est en Angleterre avec sa famille, qui rentre un peu, pas trop, mais il est heureux là-bas. Le second qui a bien réussi dans la vie, il a un travail très important, il ne s’est pas marié mais « vous savez, il a quand même des enfants ». Et puis la dernière, qui vient la voir chaque semaine, avec qui ça n’a pas toujours été facile mais maintenant, c’est vraiment très bien. « On adore s’insupporter » me sourit-elle.

Je renouvelle.

Troisième rencontre, elle écoute poliment mes explications sur le Stilnox qui pourrait la faire tomber, tout ça. Elle acquiesce gentiment, puis elle préfère me parler de ses petits-enfants : ceux d’Angleterre, qui parlent tous couramment anglais. L’un d’entre eux sait piloter un avion, parfois il traverse la Manche dans un tout petit coucou, elle me montre une photo. Et puis il y a la plus jeune qui commence des études de médecine, et un autre qui travaille sur un ordinateur, et celle qui va se marier avec un type qu’Yvette ne connait pas – sa petite-fille n’est pas venue lui présenter.

Je renouvelle.

Quatrième rencontre, elle ne va pas bien. Elle est triste, elle s’ennuie, c’est un jour où la vie est trop dure, un jour où la souffrance ne se laisse pas tenir à distance par un sourire brave. Yvette ne peut plus ni lire, ni coudre, ni regarder la télévision, elle voit trop mal. Elle ne peut pas sortir seule dehors. Elle est seule. Elle n’a rien à faire. Par rapport à d’autres résidents, elle a déjà bien de la chance que sa fille vienne une demi-journée par semaine, mais ça lui fait quand même 6 jours et demi de rien. « Docteur, j’ai 92 ans. Mon mari est mort, mes enfants n’ont plus besoin de moi. Je ne peux plus rien faire… à quoi ça sert de vivre ? Je veux juste partir là-haut. Ici, ça n’a plus de sens pour moi. Je suis seule. »

Je ne réponds pas grand-chose, que voulez-vous répondre ?

Je suis en colère contre nous tous, contre notre société qui s’enorgueillit d’augmenter sans cesse l’espérance de vie mais qui ne propose rien à vivre à toutes ces personnes âgées, sinon l’EHPAD, souvent une déshumanisation, parfois même de la maltraitance.

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J’ai repensé à Yvette en écoutant la radio cet après-midi : un médecin parlait d’état d’urgence de la grippe, que c’était trop bête de mourir de ce virus alors qu’on a atteint le grand âge. C’était assez touchant, à l’écouter il y a des maladies dont on peut mourir, et des maladies où non, franchement, c’est trop stupide, même pour un vieux.

Yvette, vous aviez 92 ans grâce aux progrès de la médecine, mais ces 92 ans n’étaient pas un progrès aux yeux de la société. Je n’ai pas de recette-miracle, pas d’idée géniale, pas de baguette magique. Je crois simplement qu’on y gagnerait tous si ces 92 ans devenaient une source d’émerveillement, de respect, de communauté. J’ai découvert récemment une association qui accueille dans un ancien carmel des personnes âgées, des personnes sorties de prison, des anciens SDF, et des pèlerins du chemin de St Jacques. Des travailleurs sociaux viennent aider ceux qui en ont besoin tous les jours, puis ce beau monde dine ensemble tous les soirs. Vous savez, un de ces lieux où pouf, on est un peu comme dans un bouquin d’Anna Gavalda : un joyeux bordel complètement fou, complètement génial. Un endroit où la folie devient sagesse. Sérieusement, que fait-on de nos personnes âgées ? Combien sont tellement seules que la visite du médecin est la seule du mois ? Combien sont heureux d’avoir dépassé les 90 ans ?

Au cours de ma courte carrière, j’ai rencontré de nombreux patients lassés par la vie, qui avaient du mal à en trouver le sens, ou qui étaient désireux de rejoindre là-haut une femme, un mari, des amis, Dieu… J’ai un patient qui m’a un jour dit très choutement: « vous savez, après 94 ans ici, je ne sais toujours pas si Il existe. Mais j’en ai marre de me poser la question, maintenant je veux la réponse ! »

Les personnes âgées pourraient être pour nous tous le signe de la grandeur de l’être humain. Leurs vies sont souvent inutiles, gratuites, humbles, dépendantes… mais au fond, le sont-elles plus que les nôtres ? Ne passons-nous pas notre temps à recouvrir de vernis social, professionnel, intellectuel, la simplicité de ce que nous sommes ? Et si nous apprenions à aimer et à valoriser nos personnes âgées, n’en arriverions-nous pas à mieux nous aimer nous-mêmes ? Elles sont le révélateur de ce que nous sommes, notre vérité toute nue.

Senior and young holding hands

Ensemble, c’est tout ?

 

Il n’y a pas eu de cinquième rencontre avec Yvette, mon stage se finissait là. Je n’ai donc jamais pu arrêter ce fichu Stilnox, mais de toute façon il est probable que je ne l’aurais jamais fait.

En revanche, peut-être que j’aurais pris le chapelet qui trainait sur sa table de nuit et peut-être que je lui aurais déposé dans sa main. 

Yvette, vous n’aviez peut-être plus grand-chose à faire, mais vous aviez encore beaucoup à être. Pardon de ne pas avoir réussi à vous le dire ce jour-là.

Des vieux et un Dieu

13 Août

100 ans, ça fait tout pile un siècle. (Même que 1000 grammes ça fait 1 kilo).

Un siècle d’histoire et de rides qui présentement me contemple depuis un brancard des urgences, et semble de très mauvaise humeur. 

« Je veux rentrer chez moi. Je n’aime pas l’hôpital. J’ai 100 ans alors ça va maintenant, hein ! ». 

Choupinette. Elle est toute renfrognée, toute recroquevillée sur sa douleur de ce qui se révélera être une fracture du col de fémur, toute obstinée à rentrer chez elle. Nous parlons toutes les deux, elle me raconte sa vie. Sa déportation dans un camp de concentration (ça, ça a été dur »), son mariage avec un homme fragilisé par les horreurs de la guerre (« mais il était gentil, assez pour me supporter »), sa carrière de cheffe d’une équipe de femmes (« de toute façon moi je n’aime pas les bonnes femmes, toutes des feignasses »), son fils de 80 ans (« il n’a pas d’enfants alors il vient faire le ménage chez moi »).

Je l’examine, lui demande le silence pour écouter son cœur (« non mais moi je n’ai pas de cœur »). Elle en a bien un, même qu’il souffle fort, c’est ce que je lui réponds.

Je lui explique le programme: une prise de sang, une radiographie, et puis l’hospitalisation.

« Sinon, docteur, plus simplement: une piqûre pour me tuer ? »

Plus simplement… ben tiens. Je souris, je réponds que je sais écouter, voire soigner, mais pas tuer. Je lui dis que ce n’est pas possible la piqûre, justement parce qu’elle a un cœur. Elle me redit que non, je lui redis que si. Qu’on va le trouver ensemble si elle veut bien. Elle bougonne un peu, puis elle dit d’accord, mais que là elle est fatiguée parce qu’elle a raté sa sieste pour venir ici.

Une vraie choupinette.

***

Aujourd’hui c’était elle, demain ce sera un autre, et ainsi de suite. Chaque jour, les urgences accueillent des personnes âgées, qui demandent de manière plus ou moins précise à en finir. Certains veulent la fameuse piqûre, d’autres qu’on les laisse tranquilles, d’autres encore sourient avec indulgence devant mes efforts pour les guérir. Et toujours, cette question… « à quoi bon ? Je suis trop vieux, trop vieille, j’ai enterré mon mari, mes amis, mes collègues et tous mes chats/mes chiens/mes lapins. Je mange et je regarde la télé, je ne sais plus broder, je ne sais plus marcher sans aide. Le 5 du mois, le médecin vient me voir à 17h environ. Le mardi soir, mon fils appelle. Et quelque fois par an, ce sont mes petits-enfants… mais franchement, ils ont autre chose à faire que de me supporter. Je ne sers à rien. Je suis un poids. Et maintenant, je vais être à l’hôpital, ça va les inquiéter, il vaudrait mieux en finir tout de suite ! »

Aucun prof ne m’a jamais appris ce qu’il fallait répondre. Le mot-clef pour le concours de l’internat était « psychothérapie de soutien », ce qui m’avance prodigieusement peu, voire pas du tout.

jesus facepalm

Alors du coup, j’écoute avec attention les deux personnes qui me parlent: le patient… et le bon Dieu. Père, Tu m’as mise sur sa route, alors que veux-Tu que je dise à Ton enfant chéri, fatigué de la vie ?

Parfois ça marche. Mardi, la dame était toute triste de n’être qu’un passé et s’est avoué jalouse de mon avenir, je lui ai répondu qu’il n’y avait que le présent qui nous appartenait pour de vrai, quel que soit notre âge. Après un silence, elle a dit que c’était peut-être vrai finalement.

Mais souvent, je ne sais pas quoi dire.  C’est vrai quoi, Père, franchement, je le comprends mon patient. Passé 90 ans, que veux tu qu’il vive encore ? Il peut encore aimer ? Mais aimer qui, il est tout seul ! Se laisser aimer ? Il est tout seul ! Regarde Père, j’ai mis deux mois à apprendre par hasard que ma voisine octogénaire était morte, tellement elle était seule dans son propre immeuble. La vieillesse, c’est solitude et ennui, même Toi Jésus Tu n’as pas porté ce fardeau alors POUET POUET, Tu peux toujours parler maintenant.

Enfin non, justement, Tu ne peux pas parler; je suis bien trop révoltée pour pouvoir T’écouter.

Voilà… C’est peut-être ça mon problème: il faut que j’arrête d’engueuler le bon Dieu quand je ne Le comprends pas (d’une manière générale, ça me semble une bonne idée #tip). Il faut que je L’écoute, et si je n’arrive pas à Le comprendre… Lui faire confiance quand même.

Seigneur, je ne comprends ni le sens de certaines vies ni le sens de certaines souffrances, mais je veux croire en Toi, en Ton amour. Si Tu le veux, je veux bien servir d’instrument au service de mes patients pour leur transmettre Ta consolation, Ta miséricorde… Ton Amour. Bisous.

Ps: ceci étant dit, j’écoute aussi mon intelligence, héhé. Si vous avez des conseils/trucs pour m’aider, je prends ++++++++++++++++++++++++++. Merci !

Un homme va mourir

30 Juin

Un homme va mourir.

C’est un homme âgé avec une infection pulmonaire cognée, un corps épuisé… il sommeille déjà, ouvre les yeux parfois. Ses genoux sont marbrés, ses mains sont froides. Il faut que je prévienne la famille.

Un bref instant, j’espère qu’il n’y aura que des enfants. L’annonce est bien plus facile avec des enfants, bien plus qu’avec une épouse. Perdre un père, c’est moins terrible, moins « ensolitudant » que de perdre le compagnon de toute une vie.

Pas d’enfants, juste une femme un peu plus jeune, assez chic, très classe. Elle est là dans le couloir.

C’est parti. J’applique mon plan en trois étapes (à moduler en fonction de la gravité, évidemment).

***

Introduction : on n’a aucune certitude sur ce qui va se passer maintenant.

  1. Votre proche souffre de [insère ici les problèmes médicaux de ton patient], il est très faible, il y a un cap à passer, un gros cap
  2. Je suis très inquiète.
  3. On le suit là où il nous emmène. Pour l’instant, il a des antibiotiques/une hydratation/etc. S’il s’améliore, tant mieux. Si au contraire il s’aggrave, on fera tout pour l’accompagner jusqu’au bout, lui donner du confort. Et vous accompagner aussi.

Conclusion : écouter leurs larmes, leur donner un pauvre sourire. Leur demander s’ils sont joignables H24.

***

Combien de fois ai-je déjà vécu cette situation ? 10 fois ? 15 fois ?

Combien de fois vivrai-je cette situation dans ma carrière, cette confrontation à la souffrance d’un inconnu pleurant pour un autre inconnu ?

Et combien de fois me faudra-t-iil pour en être blasée ? Pour n’y penser que comme une chose à faire sur ma TodoList du jour ?

Je ne sais pas. Je croyais que ça ne m’arriverait jamais, pourtant la dernière fois avec cette petite femme chic, les mots m’ont semblé vides, machinaux. J’en étais à la deuxième partie de mon plan, quand soudain je me suis dit :

« Son homme va mourir, et tu récites des mots ».

Des mots tout faits, des mots déjà usés après une dizaine d’utilisations (Remboursez). Mais le problème n’était pas dans les mots, il était dans ma manière d’habiter ces mots. Ce jour-là, j’étais en mode pilote automatique.

J’étais fatiguée, physiquement, psychiquement. J’avais eu plusieurs décès et autant de diagnostics graves dans les jours précédents. J’en avais marre.

Un homme va mourir et ben tant pis pour lui, tant pis pour sa femme. Il n’avait qu’à pas vieillir. Voilà. Zut à la fin.

***

C’est difficile, de trouver le juste milieu entre l’indifférence endurcie et l’implication épuisante.

***

Un homme va mourir.

Ce jour-là, j’ai vaincu mon endurcissement en faisant quelque chose que je n’avais jamais fait, vous allez trouver ça incroyable : je suis allé voir mon patient endormi, je lui ai tenu la main, et je lui ai fait le coup du plan en trois parties, avec quasiment les mêmes mots… mais cette fois-ci, avec sa main dans la mienne. Forcément, le pilote automatique n’a pas résisté.

Il y a quelques jours sur Twitter, des médecins parlaient de la mort et l’un d’entre eux a dit quelque chose sur « le privilège sacré d’être présent à ce moment-là ». A l’heure de l’agonie, je suis moins le médecin que l’être humain. La vie va être retirée à cet homme, comme elle me le sera un jour aussi. L’heure est solennelle, un homme va mourir, cet homme précisément. Il a vécu toute une histoire, ses proches en témoignent ; il touche au terme et nous sommes un peu les gardiens de cette fin de course. Un moment unique nous est confié.

***

Un homme va mourir et c’est mon métier d’être là.

Un homme va mourir et je suis touchée.

Un homme va mourir et je ne serai pas endeuillée.

 

La beauté des petites fleurs

19 Jan

« Bonjour madame, comment ça va ?

-Très mal. Moral au plus bas. Soit vous me le remontez, soit vous m’achevez. »

Rester sereine, repousser mentalement quelques tâches du jour au lendemain, ne pas soupirer. S’asseoir, sourire, questionner.

La première fois que j’ai entendu un patient exprimer sa souffrance psychique, son sentiment de non-sens, son envie de mourir… j’étais tout juste externe. Premier stage. Je me souviens avoir été choquée mais surtout très gênée : face à un patient en souffrance, j’étais tiraillée entre mon idéal chrétien d’oser des gestes et des mots d’amour, et mon éducation de médecin qui me disait de surtout « garder la distance pour me protéger, pas de compassion, que de l’empathie ».

(Je n’ai jamais saisi la différence, mais ça avait l’air important).

J’ai mis du temps avant d’oser prendre la main d’un patient sans me sentir parfaitement ridicule et gauche.

J’ai mis du temps avant de caresser une joue.

J’ai mis du temps avant de soutenir un long regard silencieux.

C’est tellement dur… et tellement beau.

Parler du sens de la vie, essuyer une larme, consoler une solitude, apaiser une peur. Accompagner, soigner.

« Maintenant je veux être entourée de gens gentils et doux. Je veux inspirer de la pitié.

-Vous ne m’inspirez pas de la pitié…

– Ah bon ? Je vous inspire qwaaaa ?

*sourire*

– Vous m’inspirez de la tendresse.

-Oh. Ca c’est bien. »

Jamais je n’aurais osé ce mot si je n’avais été seule avec elle. Peut-être un jour ? Après tout, c’est en écoutant mes chefs de soins palliatifs que j’ai beaucoup appris, je réalise aujourd’hui que ça ne devait pas être facile. C’est normal : la vulnérabilité a besoin de pudeur pour être assumée.

« Maintenant je suis fragile comme une petite fleur.

-C’est beau les fleurs…

*silence*

-Vous croyez vraiment, docteur ?

-Oui. Je suis sûre. »

Un homme précieux

10 Fév

Il y a 10 ans, un homme rentrait de son boulot, d’un diner avec des amis ou d’un début d’histoire romantique – à 30 ans il avait l’âge, et puis cela me plaît d’imaginer un fleuriste amoureux. Je ne sais pas où est la vérité, mais cela n’a plus d’importance. Ce qu’il faut savoir, c’est qu’il conduisait sa petite 2CV.

Quand j’y pense, c’est un peu absurde, les dossiers médicaux : je connais la marque de sa voiture, mais pas la raison qui l’a mis à son volant ce jour-là, cette seconde-là, à cet endroit précis où le chauffeur d’un gros camion a perdu le contrôle de son véhicule et est venu écraser la jolie deudeuche.

2CV contre gros camion, le seul suspense était de savoir à quel point l’homme allait perdre.

La parole.
La compréhension des mots.
L’intelligence.
La continence.
L’équilibre.
La sensibilité.
La motricité, pour une grande partie.

Depuis 10 ans, cet homme vit en institution. Dix ans de bave, de couches, d’agitation, de lavements, de fauteuil roulant, de borborygmes. Dix ans sans mots, sans amis, sans lecture, sans travail.

Pour une bête histoire d’infection pulmonaire, cet homme est devenu mon patient.

 

Vous savez, ces pensées fugitives qui nous traversent, que l’on déteste, et que l’on chasse avant même de se les avouer vraiment ?

***

Je me suis demandé si cet homme était vraiment une personne.

***

Moi.

Moi, la fille catholique. Moi, qui veux voir en chaque patient le visage du Christ. Moi, qui veux soigner chaque patient comme si c’était le Christ. Moi, qui crois en la dignité absolue et inaltérable de chaque être humain. Moi ! J’ai pensé ça ! J’ai pensé que ce corps n’était plus qu’une mécanique cassée, qu’il était vide, un animal !

J’ai culpabilisé, vraiment. Je n’en ai parlé à personne, j’étais un monstre.

Et puis, je me suis mise en colère. Contre moi, qui suis capable de penser ça. Contre la société, qui fait vivre cet homme dans un tel isolement et dans une telle indifférence que moi, je deviens capable de penser ça. Contre la vie qui est si stupidement cruelle. Contre Dieu qui est censé être tout-puissant, et alors quoi, hein ? Sérieusement ?  C’était Ton jour de RTT, Seigneur ?

J’ai désespéré. Si une vie peut se briser si facilement, à quoi bon continuer à me battre ? Si Dieu se contente de pleurer sans changer les trajectoires des gros camions, à quoi bon croire en Lui ? Comment DÉCEMMENT peut-on espérer en un dieu qui pleure ??!

Et puis… et puis, il y a Frida.
Et puis, j’ai prié, et Dieu m’a rendu Sa paix.

Oui, j’ai pensé cela. Ce n’est pas grave, je n’ai pas à en avoir peur. C’était une pensée humaine, et c’est même important de la reconnaitre, de la nommer, de l’accepter. Oui, j’ai pensé qu’il vaudrait mieux achever ce corps qui fut autrefois un homme.
Cela ne fait pas de moi un monstre, cela vient questionner ma vraie pensée, celle que j’ai  construite et réfléchie. Cela vient solidifier ma conviction : quelle que soit la perception que j’en ai, cet homme est une personne digne, capable d’aimer et d’être aimé. Une personne qui mérite encore plus mon attention et ma douceur, mon regard bienveillant et mes meilleurs soins. Une personne qui peut être heureuse, pourvu que son entourage ne lui dise pas le contraire, et n’agisse pas comme si le bonheur était désormais hors de portée.
Une personne.

Oui, la société ne s’en occupe pas parfaitement. Elle fait déjà beaucoup, et je suis fière de voir toutes les aides que mon pays donne à cet homme. Mais voilà… Il vit dans une grande institution médicalisée, dans une structure où le personnel est débordé ; je crois qu’il y a une infirmière pour 60 patients, la nuit. Apparemment, il n’a jamais de visite : une personne aussi déficiente ne semble plus avoir de place au sein de sa famille, de son groupe d’amis.
Alors je crois que je veux améliorer cette société, le regard qu’elle pose sur mon patient, les moyens humains et financiers qu’elle consacre à sa vie, à son épanouissement, à son bien-être. Je veux changer la manière que nous avons de voir la maladie, la déficience, le handicap. Je veux percevoir et faire percevoir la valeur infinie de cet homme si faible.

Et brièvement, pour flirter avec la polémique – je flirte si je veux d’abord– il est évident que la légalisation de l’euthanasie va dans le sens inverse. Donner un support légal à l’idée que certaines vies ne méritent plus d’être vécues, c’est condamner mon patient à plus ou moins long terme à la piqûre létale.

Oui, Dieu n’a pas empêché ce foutu camion de démolir le cerveau de mon patient. Oui, l’Église me demande d’espérer en un Dieu qui pleure. Cela a fait ma révolte, c’est désormais ma joie : je crois en un Dieu qui n’empêche pas tous les drames, et parfois souvent je ne comprends pas. Ce n’est pas grave : je choisis la confiance, car je crois que ce Dieu est présent à chaque instant, pour donner Son amour qui permet de traverser n’importe quel drame. Je crois qu’Il m’aime tellement que du haut de sa perfection… Il se laisse toucher, et pleure avec moi.

Et ça change tout.

Apprendre à être là.

12 Jan

Il était environ 16h, je crois ; il me restait encore 2h30 avant de finir cette garde aux urgences. La matinée avait été agitée, beaucoup de patients, beaucoup d’énervement, beaucoup de cas qui ne ressemblaient à rien. Nous avions été déjeuner tour à tour, rapidement, sur le pouce, la ceinture nouée aux reins, les sandales aux pieds et le bâton à la main. Mais finalement le flux de patients s’était tari, et l’après-midi était particulièrement calme.

Il est environ 16h, et voici qu’une nouvelle patiente arrive. L’ordinateur m’apprend qu’il s’agit d’une AEG (Altération de l’État Général) chez une patiente de 89 ans, soit la pire combinaison possible à mes yeux d’externe : ça peut aller du syndrome grippal à la dépression mélancolique en passant par la découverte d’un cancer, la confusion sur fécalome, l’infection du poumon… Tout est possible, tout est réalisable.

J’entre donc dans la chambre telle une exploratrice en terre inconnue, armée de mon stéthoscope et de mon marteau réflexe, au taquet pour dégainer mon bon de radio ou de scanner… Prête à sauver une vie en somme ! (C’est beau, hein ?)

Tadaaaaaam !

Dopa l’exploratrice

Bref.

Je me retrouve en fait face à une frêle femme de 89 ans, qui m’explique doucement qu’elle a une masse abdominale et du sang dans les selles depuis plus d’un an, mais qu’elle a refusé les explorations. Elle ne voulait de toute façon pas se faire opérer si on lui trouvait un cancer, encore moins envie de chimio… je la comprends. Elle est restée tranquillement dans sa maison de retraite, se rappelant de son mari décédé, regrettant les enfants qu’ils n’avaient pas eus, recevant parfois la visite de sa nièce. La boule a grossi, la patiente a maigri. Et puis voilà, aujourd’hui son médecin traitant l’envoie pour AEG, avec un courrier expliquant que le maintien à domicile est devenu impossible, avec une fatigue majeure, de grosses difficultés à manger et boire, des douleurs difficiles à juguler, et une anémie bien cognée sur le bilan de la veille.

Je relève la tête de mon courrier, nous échangeons un regard. Nous savons toutes les deux qu’elle risque fort de ne jamais retourner chez elle, qu’elle est probablement arrivée au bout de sa vie. Je l’examine doucement, j’essaie de prendre le temps de l’écouter, de lui tenir la main, de la rassurer.  Elle me dit – peut-être pour me rassurer moi ? – « vous savez mademoiselle, à mon âge, on n’attend plus que ça. Mon mari me manque… Je n’ai pas eu d’enfants. Il n’y a plus personne qui m’aime, je ne sers plus à rien, je veux mourir maintenant ».

Oh, mon Dieu, Jésus… Que dire, que faire, du haut de mes 23 ans ?

Je lui glisse maladroitement que bien sûr je comprends, c’est vrai que c’est difficile, mais que je crois qu’aucun de nous ne sert à quelque chose, que le sens de la vie n’est pas d’être utile, qu’elle peut encore aimer, que c’est l’essentiel.

« Oui, je peux aimer, c’est vrai. Mais aimer qui ? Moi je suis toute seule…»

Je ne sais pas quoi répondre, je suis désemparée, je suis là avec mes grandes idées face à une souffrance toute nue, je suis en colère contre sa solitude, je suis mal à l’aise dans mon rôle de médecin, je voudrais juste lui faire un câlin. Je me sens petite, alors je me contente de lui caresser la main et de lui promettre de faire au mieux pour sa prise en charge. Elle refuse le scanner, mais accepte la prise de sang.

Je ressors de la chambre, un peu perdue. Je demande le bilan biologique, j’appelle dans les étages pour trouver une place. Pas de souci, il faut juste attendre les résultats du bilan. Je m’assois en salle de garde, vraiment c’est très calme cet après-midi. Nous discutons avec les autres externes et internes, le chef est là, ça alterne entre discussions médicales et blagues vaseuses. Une heure passe, sans patient pour moi.

Le bilan arrive enfin, l’anémie est toujours aussi cognée, la dénutrition est sévère, les reins déconnent… pas vraiment de surprise, la patiente peut monter.

C’est à ce moment-là que je réalise que j’aurais très bien pu passer l’heure d’attente avec elle, plutôt que de la laisser seule dans son box. J’aurais pu passer une heure à l’écouter, à lui parler. Une heure à être un peu plus que médecin, une heure à prendre le risque de l’humanité gratuite.

Je me promets que je serai plus vigilante la prochaine fois, que je saurai être là.

Ma patiente est probablement décédée aujourd’hui, 6 mois après cette rencontre ; je regrette toujours ce temps que je n’ai pas su ou pas osé prendre.

Heureusement… Je crois que l’Éternité nous l’offrira.

\o/

Fausse couche, vraie vie (2)

8 Oct

J’ai été choquée de te rencontrer aujourd’hui à l’hôpital, tellement que je suis rentrée chez moi plus tôt que prévu. J’ai parlé de toi à ma coloc, la voix pleine de sanglots, et après je me suis blottie sous ma couette.

Tu avais subi une fausse couche la veille. 13 semaines d’aménorrhée, environ 11 semaines de grossesse. Personne ne sait pourquoi c’est arrivé… C’est comme ça, voilà.

***

Tu étais là, si petit dans ton bocal.

Nous avons commencé par te mesurer, 9 centimètres et demi.

Nous t’avons pesé, 22 grammes.

Nous avons regardé tes deux yeux, un peu blanchâtres. Tes oreilles légèrement basses, ton nez que l’on devinait.

Nous avons ouvert ta bouche avec un petit stylet.

Nous avons compté tes doigts et tes orteils, 20 tout pile.

Nous avons ouvert tes jambes, vu ton anus, et ce qui ressemblait à un début d’organes génitaux masculins.

Nous avons mesuré la longueur de ton pied, un peu plus d’un centimètre.

***

C’était choquant de te voir si petit, et si complet.

C’était choquant de les voir te toucher, te porter, comme un vulgaire bout de foie. Ils appuyaient fort sur ta tête pour voir comme elle était toute molle ; ils observaient la couleur et la texture de ta peau qui disaient que tu étais tout déshydraté, mort depuis quelques jours déjà ; puis ils t’ont maintenu avec des règles pour te garder bien droit pour la photo.

C’était choquant d’être la seule choquée.

***

Je ne savais pas quoi faire, j’étais un peu tétanisée.  Alors j’ai fait la seule chose que je pouvais faire, je t’ai caressé doucement le dos, le ventre, le visage, du bout de mon doigt ganté.

Et j’ai prié.

La décision du curseur

4 Mai

Réveil. Je me lève et je te bouscule, je prépare mon café soluble – je note mentalement de penser à  faire chauffer l’eau avant, la prochaine fois. En retard comme toujours souvent, je retrouve mon interne devant l’hôpital, bonjour bonjour, et nous allons dans le service. Nous enfilons nos blouses, puis écoutons les transmissions des infirmières.

***

M. Gentil, 87 ans, ne va pas bien. Hospitalisé pour une infection grave, il accumule les problèmes : dénutrition, anémie, insuffisance rénale, allergie aux antibiotiques, insuffisance cardiaque, hypoxie… Pour l’instant tout est sous contrôle, mais il suffirait d’un rien pour décompenser l’une ou l’autre de ses co-morbidités. En gros, le patient est sur une ligne de crête, avec un cap aigu à passer. Il peut s’en sortir nickel, mais le moindre coup de vent peut lui faire perdre son équilibre… Et il se pourrait bien que sa nouvelle crise de goutte du jour soit ce coup de vent – un mistral perdant, en somme.

***

Face à un tel patient, la question que personne n’ose poser clairement est : jusqu’où va-t-on ? Souvent, on en reste aux sous-entendus, aux soupirs, aux silences… Heureusement, mon interne est un chouette type : il décide de prendre le taureau par les cornes, et ça détend tout le monde : l’équipe peut imaginer ce qui risque d’arriver, donner son avis, échanger. Anticiper. Expliquer les soins, mettre tout le monde d’accord dessus.

En effet, s’il ne faut pas s’obstiner déraisonnablement, il ne faut pas non plus abandonner la partie. Il faut juste savoir où placer le curseur, et ce n’est pas vraiment fastoche. Ce n’est pas logique ou rigoureux, ce n’est pas dans les livres, ce n’est pas un protocole à suivre.

***

Prenons le cas de la dénutrition. Elle grève sévèrement le pronostic, et son amélioration peut vraiment permettre à M. Gentil de passer ce foutu cap. Nous avons toute une gamme de moyens, plus ou moins invasifs, pour lutter efficacement et rapidement contre. Nous avons commencé par les compléments alimentaires, ça ne suffit visiblement pas. Il faut maintenant envisager l’étape 2 : la sonde naso-gastrique. Médicalement, ça va clairement l’aider à faire face à cet épisode aigu. Ce n’est pas douloureux une fois en place. La nutritionniste est partante. Le risque iatrogène est limité, et financièrement c’est peanuts. De notre point de vue, la sonde vaut largement le coup.

Mais pour M. Gentil ? Est-ce que c’est déjà trop ? Est-ce que ça a du sens d’aller coller un tuyau à un vieux monsieur de 87 ans tout plein de maladies qui de toute façon finiront par gagner ? Est-ce que le bénéfice est suffisant ?

Pour en parler, nous passons une heure avec lui, puis une heure avec sa famille. Nous abordons entre autres ce problème précis, en expliquant les intérêts de la sonde, en écoutant les réticences du patient. Finalement, nous convenons de la poser puis de réévaluer son intérêt dans une semaine.

Nous décidons tout simplement, ensemble, de l’emplacement du curseur pour chaque problème.

On se met aussi d’accord pour marquer NTBR dans son dossier, en gros, en rouge et en souligné : Not To Be Reanimated.

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A la fin de la journée, la prise en charge est claire. L’équipe, le patient et la famille sont d’accord avec ce qui est décidé, chacun a pu formuler ses questions et ses opinions : une vraie décision collégiale, comme dans les livres. Je bénis mon interne qui a si bien géré la situation.

Avant de partir, en retirant nos blouses, nous nous demandons : sérieusement, qui sommes-nous pour participer à des décisions pareilles ? Nous avons 23 et 27 ans, le chef qui a juste validé la décision en a 32.  Nous ne sommes ni philosophes ni penseurs, nous ne savons pas, la blouse ne nous rend pas meilleurs ou plus sages que les autres.

Mais peut-être qu’elle nous permet d’y croire un peu, pour nous rendre capables d’affronter ça ?

L’inconnue venue d’Afrique

8 Jan

Elle est venue aux urgences, amenée par les pompiers ; quelqu’un les a appelés en l’ayant vue s’effondrer dans la rue. Elle est noire, très belle, environ 27 ans.  Elle ne parle ni français, ni anglais, ni espagnol, ni allemand, ni arabe. Elle semble très inquiète, elle répète en boucle une phrase mais personne ne la comprend.

L’examen clinique est plus ou moins normal, mis à part une dénutrition et quelques ganglions inguinaux. C’est alors qu’elle relève sa jupe, et l’interne des urgences générales se retrouve face à une lésion très moche et surtout très génitale. Soyons pragmatiques : situation pourrie, urgences blindées… Transfert aux urgences gynéco.

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Là-bas, même constat. On lui fait une prise de sang, tout plein de sérologies, de nouvelles tentatives de communication (surprise : la patiente ne parle ni russe, ni mandarin!), une nouvelle tête se penche sur son entre-deux-jambes ; après « lésion génitale », est posé le diagnostic d’ « ulcération de la grande lèvre gauche »… Transfert en gynécologie.

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C’est là que nos chemins se sont croisés.

Ma chef me parle d’elle : « bon, ta mission c’est de savoir d’où elle vient, pourquoi elle pleure, quelle langue elle parle, depuis quand elle a ce truc, bref de faire un peu le point quoi… ». Bien sûr, laisse-moi deux secondes pour retrouver ma baguette magique, et j’arrive.

On parle quelle langue en Afrique bordel ? Français, anglais, arabe… Portugais aussi, non ? Ça tombe bien, une externe dans le coin a vécu au Brésil, quand elle était petite. Elle se rappelle vaguement de la chose, alors ni une ni deux, nous allons voir cette mystérieuse inconnue. A l’entrée de la chambre, on enfile une surblouse, un masque, des gants… Les résultats des bilans ne sont pas encore arrivés, alors les infirmières ont bricolé un isolement au petit bonheur la chance. Bingo, elle comprend le portugais ! La suite de l’entretien s’avère ubuesque, entre ma co-externe bredouillant des questions, moi cherchant des mots sur mon smartphone, et la patiente nous dévidant son histoire glauque à souhait. Elle a fui son pays et son mari violent grâce à un « généreux donateur ». Elle est arrivée en France il y a quelques mois, avec son petit garçon, et depuis elle se prostitue et vit dans un squat. Et puis sa lésion, c’est là depuis plusieurs semaines. Nous jetons juste un œil, c’est sans doute un cas d’école mais aucune de nous deux n’a envie de s’y attarder. La patiente rajoute qu’elle a la tuberculose, et qu’elle est séropositive au VIH.

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Attendez, je reprends mes notes… Comment ça, un petit garçon ? 7 ans ? Et il est où, là ?

Ben justement, elle ne sait pas trop, c’est ce qu’elle essaye de dire depuis 48h. Si ça se trouve, il est tout seul dans la rue. Mais sinon, il est là, dit-elle en me tendant un bout de papier avec un numéro de téléphone.

Nous sortons de la chambre un peu sonnées, un fou rire nerveux se prépare. Bon, qu’est ce qu’on fait, maintenant ? D’abord, l’assistante sociale. Celle dédiée à ce service n’est pas là aujourd’hui, les autres sont surchargées, rappelez lundi. (Oui, parce que ÉVIDEMMENT, tout ça se passe un vendredi. Sinon, ce n’était pas drôle).  Attendez, on parle d’un gamin de 7 ans potentiellement à la rue, tout seul, qui ne parle pas un mot de français, là ! Houhou, y’a quelqu’un ? Moi ? Juste moi ?

D’accord. Pas le choix, j’appelle ce numéro. Je ne sais absolument pas ce que je vais trouver au bout, j’espère juste que ce bout saura parler français et m’indiquera où est le gamin. J’inspire un grand coup, et zou galinette. « Allo ? Oui ? Oui, euh, bonjour madame, euh voilà, je suis externe à l’hôpital, et euh, une patiente m’a donné votre numéro, et euh, vous êtes qui ? ». Toi aussi, essaie de ne pas trahir le secret médical dans des conditions pareilles.

Gros coup de bol, la dame a l’air de comprendre très vite, et d’ailleurs s’énerve parce qu’elle garde le petit, d’accord, mais c’est convenu que ce n’est pas gratuit et la mère a maintenant une semaine de retard, et puis en plus il est VIH +,  et ça elle ne savait pas au départ. Alors bien sûr elle a l’habitude, mais quand même c’est mieux de prévenir, comme ça elle met l’enfant avec les autres VIH+. Et puis ma patiente a intérêt à reprendre le boulot rapidement, sinon c’est son mari qui n’allait pas être content.

Scotchée, je comprends que je parle à la mère maquerelle du quartier. Évidemment, le fou-rire nerveux explose quand je raccroche voire un peu avant.

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Mais l’urgence, c’est de rassurer la patiente : son enfant va bien, il est en sécurité chez, euh, une dame. Ouais, en sécurité à court terme, quoi. Puis, compléter le dossier, histoire de garder une trace de toutes ces nouvelles. Ensuite, aller voir ma chef, un peu fiérote de mon enquête, pour lui balancer toute cette misère.

Je vous le donne en mille… Transfert en Maladies Infectieuses.

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Je ne sais pas ce qu’il s’est passé ensuite, pour elle, pour son fils… Cette patiente restera un mystère jusqu’au bout. En tout cas, c’est sans doute celle pour laquelle j’ai fait le moins de grande-médecine-comme-dans-les-livres-pour-préparer-l’internat. J’ai adoré, en dépit de tout.

Fausse couche, vraie vie

25 Oct

Il n’y a pas grand-monde ce jour-là aux urgences, son arrivée me sort de ma léthargie.

« Bonjour Madame, veuillez me suivre. Vous pouvez vous asseoir… Alors, racontez-moi ce qui vous amène ? » 

Merde, elle fond en larmes. Mauvais signe.

Elle est enceinte, elle est venue une semaine plus tôt pour être sûre, même que l’écho était normale. Elle est pliée en quatre de douleurs. Elle saigne. Elle angoisse, elle n’ose pas prononcer le mot de fausse-couche. « Ça porterait malheur. Et puis, c’est peut-être des jumeaux qui étaient superposés à l’écho, ils n’avaient pas assez de place pour deux, alors l’un d’entre eux s’est sacrifié ? ». Bon, ça ne va pas être facile.

J’évoque les différents diagnostics possibles, et tente de dédramatiser une éventuelle fausse-couche ; c’est bien ce qui se profile à l’horizon. Non, ce ne serait pas de votre faute. Oui, vous pourriez avoir d’autres grossesses sans problèmes. Oui, c’est fréquent, environ une grossesse sur 5. Je ne sais pas trop si le message passe, au milieu de ses mouchements ( ?) assez sonores. En tout cas elle s’arrête de pleurer, alors je lui prends ses constantes et lui palpouille le ventre.

L’interne arrive, l’examen gynéco commence avec moi dans le rôle du médecin. Effectivement, ça pisse le sang. Je pose mon spéculum et découvre… un truc bizarre. Je sais pas, le col est gonflé, mais surtout, là au-milieu, c’est, euh, quoi ? Interne chérie ? Me dis pas que c’est… si ?

Du matériel trophoblastique.

L’interne me tend la pince, un petit pot, et je commence à tirer sur les tissus, bloqués au milieu du col. La patiente gémit, elle doit douiller méchamment. Et soudain, je l’ai. Au bout de ma pince, un bout d’embryon.

Petit pot. Étiquette. Je ne le pose pas dans la bannette, je veux le descendre moi-même au labo. Seule dans l’ascenseur, avec ce petit bocal. Avec ce petit bout d’être humain. Avec ce mort qui a vécu. Je suis un peu paralysée… Je dessine timidement une croix de bénédiction, puis récite un Notre-Père, en communion avec cette petite âme déjà plongée dans la Béatitude éternelle, déjà auprès de Lui.

Finalement… Je crois bien que c’est elle qui me bénit.  :’)