Un homme va mourir

30 Juin

Un homme va mourir.

C’est un homme âgé avec une infection pulmonaire cognée, un corps épuisé… il sommeille déjà, ouvre les yeux parfois. Ses genoux sont marbrés, ses mains sont froides. Il faut que je prévienne la famille.

Un bref instant, j’espère qu’il n’y aura que des enfants. L’annonce est bien plus facile avec des enfants, bien plus qu’avec une épouse. Perdre un père, c’est moins terrible, moins « ensolitudant » que de perdre le compagnon de toute une vie.

Pas d’enfants, juste une femme un peu plus jeune, assez chic, très classe. Elle est là dans le couloir.

C’est parti. J’applique mon plan en trois étapes (à moduler en fonction de la gravité, évidemment).

***

Introduction : on n’a aucune certitude sur ce qui va se passer maintenant.

  1. Votre proche souffre de [insère ici les problèmes médicaux de ton patient], il est très faible, il y a un cap à passer, un gros cap
  2. Je suis très inquiète.
  3. On le suit là où il nous emmène. Pour l’instant, il a des antibiotiques/une hydratation/etc. S’il s’améliore, tant mieux. Si au contraire il s’aggrave, on fera tout pour l’accompagner jusqu’au bout, lui donner du confort. Et vous accompagner aussi.

Conclusion : écouter leurs larmes, leur donner un pauvre sourire. Leur demander s’ils sont joignables H24.

***

Combien de fois ai-je déjà vécu cette situation ? 10 fois ? 15 fois ?

Combien de fois vivrai-je cette situation dans ma carrière, cette confrontation à la souffrance d’un inconnu pleurant pour un autre inconnu ?

Et combien de fois me faudra-t-iil pour en être blasée ? Pour n’y penser que comme une chose à faire sur ma TodoList du jour ?

Je ne sais pas. Je croyais que ça ne m’arriverait jamais, pourtant la dernière fois avec cette petite femme chic, les mots m’ont semblé vides, machinaux. J’en étais à la deuxième partie de mon plan, quand soudain je me suis dit :

« Son homme va mourir, et tu récites des mots ».

Des mots tout faits, des mots déjà usés après une dizaine d’utilisations (Remboursez). Mais le problème n’était pas dans les mots, il était dans ma manière d’habiter ces mots. Ce jour-là, j’étais en mode pilote automatique.

J’étais fatiguée, physiquement, psychiquement. J’avais eu plusieurs décès et autant de diagnostics graves dans les jours précédents. J’en avais marre.

Un homme va mourir et ben tant pis pour lui, tant pis pour sa femme. Il n’avait qu’à pas vieillir. Voilà. Zut à la fin.

***

C’est difficile, de trouver le juste milieu entre l’indifférence endurcie et l’implication épuisante.

***

Un homme va mourir.

Ce jour-là, j’ai vaincu mon endurcissement en faisant quelque chose que je n’avais jamais fait, vous allez trouver ça incroyable : je suis allé voir mon patient endormi, je lui ai tenu la main, et je lui ai fait le coup du plan en trois parties, avec quasiment les mêmes mots… mais cette fois-ci, avec sa main dans la mienne. Forcément, le pilote automatique n’a pas résisté.

Il y a quelques jours sur Twitter, des médecins parlaient de la mort et l’un d’entre eux a dit quelque chose sur « le privilège sacré d’être présent à ce moment-là ». A l’heure de l’agonie, je suis moins le médecin que l’être humain. La vie va être retirée à cet homme, comme elle me le sera un jour aussi. L’heure est solennelle, un homme va mourir, cet homme précisément. Il a vécu toute une histoire, ses proches en témoignent ; il touche au terme et nous sommes un peu les gardiens de cette fin de course. Un moment unique nous est confié.

***

Un homme va mourir et c’est mon métier d’être là.

Un homme va mourir et je suis touchée.

Un homme va mourir et je ne serai pas endeuillée.

 

4 Réponses vers “Un homme va mourir”

  1. Eliette 1 juillet 2015 à 0 h 59 min #

    Merci Dop’

  2. Vieil imbécile 1 juillet 2015 à 8 h 10 min #

    Merci Lac’

  3. Chagarou 1 juillet 2015 à 12 h 51 min #

    C’est l’évidence !
    Bien entendu pleins d’autres mourront, bien entendu le script sera toujours plus ou moins le même et bien entendu à force de voir passer les patients, les futurs médecins et soignants en seront plus ou moins blasés.
    Bien entendu le pilote automatique va beuguer et l’ordinateur de bord va avoir des ratés.
    Bien entendu, la mort d’un patient lambda ou d’un simple inconnu nous ramène à penser à notre propre fin.
    Bien entendu nous nous demandons comment ça sera pour nous, comment cela sera annoncé à nos proches, comment le reste se passera.
    Bien entendu « le privilège sacré d’être présent à ce moment-là », ,  » à l’heure de l’agonie » , est une « obligation » qui arrivera toujours dans l’avenir et bien entendu une sorte de « blasage » ( « blazitude »? ) s’installera.
    Bien entendu  » un homme va mourir », et alors? Tout le monde meurt un jour et bien d’autres meurent et mourront.
    Mais ce qui n’est pas dans les fiches, c’est bien entendu prendre la main du mourant et de foutre un sacré bon coup de pied dans ce GPS de fiche dépourvue d’humanité et d’avoir le courage de lui dire  » Vous savez, il faut envisager la fin. … »
    Et comment ne pas avoir ces petits tracas de conscience et ces endurcissements?
    Jésus quand Il expira sur la Croix, était entre deux malfrats, Marie et un disciple adoré à ses pieds et un centurion …
    Nous finirons tous ainsi, portant notre fardeau, bref ce que nous portons jusqu’à la toute fin.

    L’idée de la mort, du néant , de cette flamme qui s’éteint dans les ténèbres sans espoir, cela n’est qu’une invention du Diable pour l’ignorant. Dieu donne la vie et aime la vie, il nous la fait garder même après la mort de notre corps. Il y a le deuil pour les proches et la vie sur terre continue pour eux, et pour les défunts il y a la suite.
    Mais dons notre monde, avec les fois qui divergent, ou qui disparaissent, comment un médecin peut-il se servir de sa foi pour tous ses patients si nombreux, pour chaque cas qui défile , pour tout ce monde …?
    Impossible, de ne pas s’endurcir, c’est « humain ». Le tout c’est de conserver sa foi, de l’entretenir comme une plante, de la faire fructifier selon les circonstances, et de s’en remettre à Dieu, pour ses patients et surtout pour lui-même. Bref, être chrétien.

    Bien entendu, quand un médecin vous annonce que vous êtes mal barré, qu’il y a peu de chances de survie, parfois le patient au fond de lui le sait déjà avant que l’on le dise. Et c’est là qu’il se rend compte que le médecin aussi longue qu’est sa carrière il ne sera jamais capable de l’annoncer avec  » classe », mais avec un script bancal fait comme pour un jeu de rôle d’ados onanistes … Bref, il sera toujours compliqué de faire ça .

  4. douniau 6 juillet 2015 à 12 h 14 min #

    Cet instant « unique est passage obligé ,et c’est malgré l’accompagnement, quelque part un instant de « solitude pour le patient et l’accompagnant..!

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