100 ans, ça fait tout pile un siècle. (Même que 1000 grammes ça fait 1 kilo).
Un siècle d’histoire et de rides qui présentement me contemple depuis un brancard des urgences, et semble de très mauvaise humeur.
« Je veux rentrer chez moi. Je n’aime pas l’hôpital. J’ai 100 ans alors ça va maintenant, hein ! ».
Choupinette. Elle est toute renfrognée, toute recroquevillée sur sa douleur de ce qui se révélera être une fracture du col de fémur, toute obstinée à rentrer chez elle. Nous parlons toutes les deux, elle me raconte sa vie. Sa déportation dans un camp de concentration (ça, ça a été dur »), son mariage avec un homme fragilisé par les horreurs de la guerre (« mais il était gentil, assez pour me supporter »), sa carrière de cheffe d’une équipe de femmes (« de toute façon moi je n’aime pas les bonnes femmes, toutes des feignasses »), son fils de 80 ans (« il n’a pas d’enfants alors il vient faire le ménage chez moi »).
Je l’examine, lui demande le silence pour écouter son cœur (« non mais moi je n’ai pas de cœur »). Elle en a bien un, même qu’il souffle fort, c’est ce que je lui réponds.
Je lui explique le programme: une prise de sang, une radiographie, et puis l’hospitalisation.
« Sinon, docteur, plus simplement: une piqûre pour me tuer ? »
Plus simplement… ben tiens. Je souris, je réponds que je sais écouter, voire soigner, mais pas tuer. Je lui dis que ce n’est pas possible la piqûre, justement parce qu’elle a un cœur. Elle me redit que non, je lui redis que si. Qu’on va le trouver ensemble si elle veut bien. Elle bougonne un peu, puis elle dit d’accord, mais que là elle est fatiguée parce qu’elle a raté sa sieste pour venir ici.
Une vraie choupinette.
***
Aujourd’hui c’était elle, demain ce sera un autre, et ainsi de suite. Chaque jour, les urgences accueillent des personnes âgées, qui demandent de manière plus ou moins précise à en finir. Certains veulent la fameuse piqûre, d’autres qu’on les laisse tranquilles, d’autres encore sourient avec indulgence devant mes efforts pour les guérir. Et toujours, cette question… « à quoi bon ? Je suis trop vieux, trop vieille, j’ai enterré mon mari, mes amis, mes collègues et tous mes chats/mes chiens/mes lapins. Je mange et je regarde la télé, je ne sais plus broder, je ne sais plus marcher sans aide. Le 5 du mois, le médecin vient me voir à 17h environ. Le mardi soir, mon fils appelle. Et quelque fois par an, ce sont mes petits-enfants… mais franchement, ils ont autre chose à faire que de me supporter. Je ne sers à rien. Je suis un poids. Et maintenant, je vais être à l’hôpital, ça va les inquiéter, il vaudrait mieux en finir tout de suite ! »
Aucun prof ne m’a jamais appris ce qu’il fallait répondre. Le mot-clef pour le concours de l’internat était « psychothérapie de soutien », ce qui m’avance prodigieusement peu, voire pas du tout.
Alors du coup, j’écoute avec attention les deux personnes qui me parlent: le patient… et le bon Dieu. Père, Tu m’as mise sur sa route, alors que veux-Tu que je dise à Ton enfant chéri, fatigué de la vie ?
Parfois ça marche. Mardi, la dame était toute triste de n’être qu’un passé et s’est avoué jalouse de mon avenir, je lui ai répondu qu’il n’y avait que le présent qui nous appartenait pour de vrai, quel que soit notre âge. Après un silence, elle a dit que c’était peut-être vrai finalement.
Mais souvent, je ne sais pas quoi dire. C’est vrai quoi, Père, franchement, je le comprends mon patient. Passé 90 ans, que veux tu qu’il vive encore ? Il peut encore aimer ? Mais aimer qui, il est tout seul ! Se laisser aimer ? Il est tout seul ! Regarde Père, j’ai mis deux mois à apprendre par hasard que ma voisine octogénaire était morte, tellement elle était seule dans son propre immeuble. La vieillesse, c’est solitude et ennui, même Toi Jésus Tu n’as pas porté ce fardeau alors POUET POUET, Tu peux toujours parler maintenant.
Enfin non, justement, Tu ne peux pas parler; je suis bien trop révoltée pour pouvoir T’écouter.
Voilà… C’est peut-être ça mon problème: il faut que j’arrête d’engueuler le bon Dieu quand je ne Le comprends pas (d’une manière générale, ça me semble une bonne idée #tip). Il faut que je L’écoute, et si je n’arrive pas à Le comprendre… Lui faire confiance quand même.
Seigneur, je ne comprends ni le sens de certaines vies ni le sens de certaines souffrances, mais je veux croire en Toi, en Ton amour. Si Tu le veux, je veux bien servir d’instrument au service de mes patients pour leur transmettre Ta consolation, Ta miséricorde… Ton Amour. Bisous.
Ps: ceci étant dit, j’écoute aussi mon intelligence, héhé. Si vous avez des conseils/trucs pour m’aider, je prends ++++++++++++++++++++++++++. Merci !
« Chronique d’une mort annoncée – Elle a 93 ans. Elle se lève au petit matin, passe en cuisine préparer son petit-déjeuner, et retourne chercher un mouchoir dans sa chambre. On l’a retrouvée, affaissée au pied de son lit. Pompiers, urgences : le diagnostic est immédiat. C’est un accident vasculaire cérébral (AVC). Hémiplégie droite complète, bras et jambe inertes, quasi impossibilité de parler. Le pronostic est mauvais, et se vérifie les jours suivants.
« Chronique d’une vie annoncée – Elle a 35 ans. Elle débarque le même jour au petit-déjeuner, figure chiffonnée. Elle raconte qu’elle n’a pas dormi de la nuit, parce que son bébé (cinquième mois de la grossesse) n’a pas arrêté de remuer… Une image tombe dans la conversation. Celle d’un « hamster » qui pédale à cent mille tours minute dans son rouleau ! La petite (6 ans), la soeur aînée du « hamster », éclate de rire ! Et tout le monde s’enquière le lendemain des faits et gestes du « hamster »…
« La mort, la vie. Apoptose d’un côté, division cellulaire de l’autre. Dérégulation du métabolisme versus développement des organes à partir des cellules souches. Il y a des instants qui effacent l’espace et le temps. On se trouve propulsé aux portes du mystère. Celui que l’homme n’a jamais pénétré. Celui dont les découvertes scientifiques repoussent sans cesse l’horizon…. »
La suite sur « www.andresoleau.com »…
Je n’ai pas 100 ans, je ne suis pas interne, je ne suis qu’un neveu, un père et un grand-père. Et j’ai un coeur. Cette chronique-ci, « des vieux et un dieu », m’a atteint en plein ventricule !
Avec toute mon amitié
Etienne Desfontaines
Toujours heureux de vous lire… En espérant tomber sur vous si je me casse quelque chose !!!
Ton billet m’interpelle. Je vois autour de moi, famille proche ; mon père, une tante, un ami de mon père, tous plus de 85 ans ou presque. Ils ont tous la sensation d’avoir accompli leur passage sur terre, une certaine lassitude de la vie. Cela pour différente raison, l’un est veuf depuis longtemps et n’espère qu’une chose, retrouver l’autre près de Père. L’autre c’est de voir ses enfants accomplis, ses petits-enfants heureux, de commencer à voir l’age le diminuer, en voir un peu marre de tout ça, de cette « médecine outrancière » qui prolonge vers une fin difficile.
Nos parents ont vu partir leurs parents vers 70-80 ans, eux sont partis pour 10 ans de plus. Sans doute se posent ils la question, pourquoi 10 ans de plus, pour quoi faire.
Alors quoi faire ? Je n’ai pas beaucoup de réponses. Je me rends compte que c’est difficile de voir vieillir ses parents, des proches. Le lien transgénérationnel est de plus en plus étroit. Bon nombre de ces personnes âgées vivent seules. De tout cela aboutit des lois mortifères…
Des prières, de l’accompagnement, de l’amour. On manque tous de cela et on manque d’en donner. Pas facile
A trop vouloir tout apprendre comme un programme de calculette pour sortir des tirades pour gérer…
L’humanité ne s ‘apprend pas dans les écoles de médecine?
» Vous êtes une jeune dame de 90 ans madame! vous êtes encore
charmante! je suis sure que y’a encore des papis qui aimeraient bien vous draguer ! 🙂 oui le 🙂 est important.
bah, …
C’est trop cool interne Dopamine de continuer ton blog !!
Moi aussi je suis un externe catho à l’hosto, même que ça me plait 😉
pour la « psychothérapie de soutient » j’entends Hermione Granger qui dit « tu as ça dans le sang Harry » Merci bien, ça m’aide!! Pour le transposer à la réalité, je vois Jésus se faisant un face palm (tu m’a tué avec ça) qui dit : ne vois tu pas que je te prépare depuis longtemps à venir me voir et me consoler chez les souffrants? N’ai pas peur de tes silences et de tes pannes d’inspiration au moment ou tu es devant le mystère de la souffrance et de la mort, je suis là, au milieu de cette relation, qui peut peut être te sembler toute faible, entre toi et le patient 🙂
Douceur dans tes combat et joie avec ton Dieu, molécule de la joie !
Personnellement, j’a toujours répondu: « je ne sais pas faire cette piqure là. Je sais en faire pour essayer de vous soigner… »
« Ah quoi bon? Je suis plus bon (bonne) à rien….Faudrait pas vieillir »
réponse: « C’est le seul moyen qu’on a trouvé pour vivre longtemps… »
« ah quoi bon? » Réponse: « pour voir le prochain printemps… » En Mayenne, avec les ruraux et les anciens paysans, c’est imparable!
Une IDE de 36 ans de carrière!
Ma Grand Mère est arrivé aux urgences de Pompidou le 24 Décembre, et elle est depuis en gériatrie. J’aurais aimé qu’elle trouve quelqu’un comme vous sur sa route: son plus grand désespoir est de ne pas toujours retrouver les paroles du Je vous salue Marie. Elle aurait au moins trouvé en vous un guide pour lui souffler.
Et pourtant même elle, armée de sa Foi que j’admire tant, doute et souhaite que la fin arrive. La vieillesse me fait peur: serai-je aussi fort qu’elle lorsque les temps viendront?